Gandhi



L’énigme, c’est la fabrique d’un homme tel que lui. Ce gamin malappris, cet adolescent qui bat sa femme, cet adulte obsédé de sexe, ce grand timide, comment est-il devenu le chaste Mahatma, le Père de la Nation, le héros de l’Inde ?

Au jour de sa naissance, le 2 octobre 1869, les Indes appartiennent à la reine Victoria depuis que, à partir d’une simple compagnie commerciale établie en 1600 à Calcutta, l’Angleterre a conquis le " joyau de la Couronne " en 1858. La " British Rule " sépare strictement les " natives " des " sahibs ", les maîtres blancs. Les élites indiennes portent le complet-veston en rêvant de faire leurs études à Londres. À dix-huit ans, Mohandas Karambhand Gandhi y part étudier le droit. Deux ans plus tôt, en 1885, l’Anglais Octavian Hume a fondé le Parti du Congrès, que les " sahibs " de Londres destinent aux revendications des Indiens, mais à voix basse. Le jeune Gandhi s’en moque. Son départ n’est pas une petite affaire : il est hindou, de la troisième caste supérieure, celle des marchands, sa famille est fort religieuse : tout départ chez les Blancs est impur. Mohandas a beau s’engager à ne toucher ni à la viande, ni au vin, ni aux femmes, il est exclu de sa communauté. Mohandas, il faut le dire, en avait fait de belles : fumer en cachette, manger du bouf, aller aux putes avec un copain musulman, alors que, depuis l’âge de quatorze ans, il est marié… Et ce voyou, cet athée s’en va sur " les eaux noires " !

Or, à Londres, surprise, il découvre son Inde. Écouré du bouf britannique, il devient végétarien ; amoureux d’une anglaise, il reste chaste ; il dévore les livres sur le bouddhisme et renoue avec Dieu. Mohandas est dandy, réservé, plus que jamais rebelle, et Indien pour de bon. Au retour, sa mère le purifie de son voyage, et il part en Afrique du Sud, avec son diplôme d’avocat au barreau de Londres. Les coloniaux ont fait venir en masse des travailleurs indiens, traités comme les nègres, en sous-hommes. Le timide Gandhi s’engage dans la défense des salaires et des droits : pétitions, meetings, articles de presse. Il vient de découvrir son arme favorite : le tapage médiatique. En 1899, pendant la guerre des Boers, Gandhi s’engage comme ambulancier - aux côtés des Anglais, comme il le refera en 1939, vigoureusement antinazi.

À l’entrée dans le vingtième siècle, Mohandas change de vie. Il installe une communauté aux règles strictes : végétarisme, collectivisme, prières, jeûnes. Il se nourrit de noix, de fruits secs ; plus tard, il se résignera au lait de chèvre. Il refuse toute médication occidentale. Il se rase la tête, s’habille d’une tunique blanche. Passe encore. Mais il lave ses chemises et nettoie la merde des autres : interdit, sacrilège ! C’est le travail des intouchables. Et quand il oblige sa femme à l’imiter, elle explose. Pauvre Kasturbal ! Mariée à treize ans à un mari jaloux, colérique, insatiable au lit, qui lui fait quatre enfants, un hindou hérétique qui veut lui faire nettoyer les latrines ! Quand, en 1906, son mari lui impose " le grand vou de chasteté ", Kasturbal est ravie. Ouf ! Fini le sexe ! Kasturbal ne se révoltera plus. Le " brahmacharya ", le vou de chasteté, autorise le père de famille à réserver l’énergie du sperme pour les luttes spirituelles. Purifié à ses yeux, et libéré du lit, Gandhi invente son mot d’ordre, " satyagraha " (" satya " : la vérité, " agraha " : la force, " satyagraha " : la force de la vérité).

La non-violence en Inde existe depuis des siècles : le Bouddha et le fondateur de la religion jaïn ont interdit de tuer les êtres vivants, animaux compris. L’invention de Gandhi n’est pas là, mais dans l’imposition de la vérité avec des moyens non-violents. Il l’exprime avec une marche de 5 000 mineurs en grève, en 1913. En juillet 1914, il quitte l’Afrique du Sud, où il est resté vingt ans. Pendant la guerre mondiale, il redevient ambulancier, tombe malade et rentre en Inde en 1916. L’accueil est triomphal : et que décide-t-il ? Une année de silence. Pour faire connaissance avec l’Inde, monsieur Gandhi voyage en troisième classe. Le poète Tagore lui décerne un surnom : " Mahatma ", la Grande ¶me. C’est parti.

1916 : grève d’ouvriers du textile à Ahmedabad, où il vit. Gandhi annonce publiquement qu’il va jeûner jusqu’à satisfaction des revendications. C’est le premier " jeûne à mort " : en trois jours, il gagne. En 1932, pour une loi électorale, il s’y remet, à soixante-trois ans, cinq jours, et gagne. En 1947, pour arrêter les émeutes, à soixante-seize ans, quatre jours ; il gagne. En janvier 1948, pour la paix entre hindous et musulmans, à soixante-dix-sept ans, cinq jours ; il gagne encore. Aucune vitamine de substitution, rien que de l’eau. Chaque fois, le pays se suspend à la radio, où l’on donne heure par heure son taux d’urée. Deux fois, il manque de mourir : les reins lâchent, la pression sanguine augmente. Tapage médiatique + jeûne à mort : l’adversaire cède. Gandhi ne jeûne qu’une fois publiquement pour son compte : en 1933, pour se punir, parce qu’il a bandé dans sa prison en face d’une jeune américaine.

Le jeûne à mort est l’arme ultime. La Grande ¶me en a d’autres. La non-coopération : pour défendre le textile - produit en Inde, traité en Angleterre et revendu très cher en Inde - il fait des bûchers publics de vêtements anglais et apprend à filer. Bientôt, filer au rouet devient un acte militant. Se laisser arrêter, tabasser, mettre en prison : chaque fois, Gandhi demande le plus lourd châtiment. En prison, il jubile ; l’adversaire est dans l’embarras. Marcher, sans dire pourquoi, en l’annonçant : une poignée de gens quand il part, le 12 mars 1930, une foule immense le 5 avril, quand il arrive au bord de la mer. Chemin faisant, il a demandé qu’on viole la loi des taxes sur le sel ; c’est tout. Sur la plage - ils sont des dizaines de milliers - Gandhi ramasse un peu de sable humide et le brandit. Ce geste simple, c’est la désobéissance civile : le sel, on le ramasse, on le fabrique, sans taxe. La foule s’y met. L’Inde fait son propre sel. Soixante mille arrestations, dont celle de Nehru. Gandhi, bien sûr, est en prison. Un an plus tard, les Anglais le convoquent à Londres pour la première conférence sur l’indépendance. Avec son pagne blanc, sa chèvre et ses sandales, il fait un tabac.

Sa capacité de mobilisation est formidable, mais comme négociateur… Gagner sur les salaires, les taxes, les droits de l’homme, ça va. Mais la négociation sur l’indépendance de l’Inde est autrement complexe. Obsédé par l’unité d’un pays divisé entre ses religions, ses castes, ses royaumes, ses partis, Gandhi procède par petits pas ; ses ouailles comprennent mal. Dès qu’il y a violence, il arrête tout. Quelquefois, il se trompe. S’est-il trompé quand il a refusé la pénicilline pour sa femme ? Kasturbal en meurt ; l’entêté plonge dans une tristesse incurable. En 1942, il a lancé un mot d’ordre radical : " Quit India ! ", dit-il aux Anglais, " Quittez l’Inde ! ". Cette fois, tout le monde en prison : la guerre ne fait pas le détail. Mais le pire n’est pas là : hostile à Gandhi, " ce fakir à moitié nu ", Churchill négocie séparément avec celui qui veut un " pays des purs ", rien qu’aux musulmans de l’Inde, Mohammed All Jinnah, un violent. Quand la guerre s’arrête, le mal est fait. En 1947, l’Angleterre est pressée de décoloniser. Si pressée que Gandhi n’évitera pas la partition des Indes en deux pays, l’Inde et le Pakistan. Comme il l’avait prédit, la partition immole : émeutes, épidémies, inondations, massacres, deux, trois, cinq millions de morts ? On ne sait. Il ne fallait pas partager notre Mère l’Inde, dit Gandhi. Elle saigne.

On ne l’écoute plus. Il fait tout ce qu’il peut. De foyer musulman en foyer indou, il fait du porte-à-porte, réconcilie, apaise, tout seul. Nehru est aux affaires. Dans le rôle du vieil enquiquineur, Gandhi agace, mais quand il jeûne à mort, il faut bien lui céder. Il se bat pour les musulmans, il veut aller au Pakistan… Blasphème ! Le 30 janvier 1948, Gandhi est abattu par Nathuram Godsé, un extrémiste hindou. Le monde entier pleure la Grande ¶me. Pendant que sa dépouille brûle sur le bûcher, un ivrogne dégueule dans la rue. C’est le fils aîné du Mahatma, qui se fait appeler Mohamed Gandhi. Son vrai, son seul échec.

Son seul échec ? Voire. Aujourd’hui, en Inde, le gouvernement BJP est issu du mouvement extrémiste hindou qui arma son assassin. Le Père de la Nation est très controversé. Qu’on conteste son refus de l’industrialisation, son antimodernisme, bon. Mais qu’on critique Gandhi parce qu’il vouait le même amour à tous les Indiens sans discrimination, ni religieuse ni sociale, ni de castes ! Trop proche des musulmans, entend-on. Trop unitaire, trop près des pauvres. Et puis, son vêtement, ses manies, tout ça, ridicule ! On assassine Gandhi tous les jours en Inde. Son parti, le Congrès, est plus que centenaire. Vieilli, bureaucratique, il défend tant bien que mal l’héritage. À sa tête, il a désormais une veuve qui porte l’illustre nom - sans aucun lien de parenté - Sonia Gandhi, épouse de Rajiv, belle-fille d’Indira, tous deux assassinés. Sonia a beau être née italienne, c’est elle qui porte le flambeau : pas de discrimination, ni sociale ni religieuse. Comme le Mahatma, elle risque sa peau. Certes, il était bizarre, le vieil homme. N’empêche, il savait faire. Mobiliser, unir, donner l’exemple, risquer sa vie, son corps, sa liberté, tout le temps. Pour l’arrêter à soixante-dix-neuf ans, il fallut l’assassin.

Mais que fit l’assassin avant de tirer ses balles ? Il le salua, profondément. L’homme qu’il allait abattre avait écrit : " On ne doit pas se contenter de ne pas retirer la vie aux êtres vivants. Celui qui prête ce serment ne devra pas même lever la main sur ceux qu’il croit injustes… Il n’obéira pas au tyran ; il endurera la punition - même s’il doit mourir - pour avoir désobéi. Il attendra que le tyran soit conquis. " C’était cela, Gandhi.

Catherine Clément, ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée de philosophie, a vécu près de cinq ans en Inde et publié notamment Gandhi, athlète de la liberté (Gallimard-Découvertes) et Pour l’amour de l’Inde (Flammarion).

...Catherine Clément... 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :